Texte repris sous forme de tribune dans Maddyness le 26/01/2021.
Le Made in France a le vent en poupe. Les produits ou services revêtant leur petit label tricolore n’ont jamais été aussi nombreux. Et cela fonctionne, les clients adhèrent. Circuits courts, préservation de l’environnement, recherche de qualité, solidarité économique et lutte contre les dépendances, nous n’avons jamais eu autant de bonnes raisons de produire et acheter local. Cet élan atteint tous les secteurs, de l’alimentation à la santé, en passant par les nouvelles technologies avec le fameux label French Tech. Dans ce secteur en particulier, dominé par une poignée de “tech giants” américains ou chinois chaque jour plus puissants, et à l’heure d’une Europe menacée, pourquoi cette démarche responsable et solidaire peine-t-elle tant à dépasser les frontières de la nation ?
Bien-sûr, le Made in France s’inscrit dans un large mouvement allant bien au-delà de la tech (et bien au-delà de la France). Il y a d’abord l’environnement. Dans la lutte contre le réchauffement climatique et les gaspillages énergétiques, consommer local est devenu une évidence. Pourquoi acheter des fruits dont j’ignore tout des conditions de leur production, qui traversent la moitié de la planète pour arriver emballés sous plastique alors que ma communauté locale peut m’en fournir de bien plus frais, produits et livrés dans des conditions plus simples, soutenables et transparentes ? C’est ce qu’on appelle les circuits courts, ils sont en train de remodeler notre économie et on peut s’en réjouir. Plus récemment dans la santé, la pandémie Covid-19 révèle lors du premier confinement les effets d’une économie mondialisée sur la dépendance d’une grande nation industrielle comme la France envers une plus grande encore nation industrielle comme la Chine, pour s’approvisionner en “simples” masques.
Le Made in France, c’est aussi maîtriser son destin, il semble n’avoir jamais été aussi facile de le comprendre. Dans la tech, pas de produits “frais”, peu de transports de marchandises, mais de vrais enjeux de dépendance également. Alors que logiciels et données circulent plus vite encore que les marchandises, l’exposition à la concurrence internationale est immédiate, les monopoles de plus en plus puissants, les start-ups nord-américaines et asiatiques donnent le la. Depuis une décennie, notre dépendance semble être devenue soumission, non pas même à des états mais à des sociétés privées. Un oligopole d’empires qui, pendant qu’ils nous rendent d’immenses et nombreux services, commercialisent et manipulent nos données sans régulation d’aucun état, déterminent ce que nous allons aimer, voir, acheter, chamboulent nos tissus économiques et perturbent nos démocraties. Dans ce contexte, le Made in France entend résister, rassembler, fédérer, valoriser l’expertise de nos ingénieurs, soutenir nos entreprises et rappeler qu’en matière de technologie aussi, on peut très souvent trouver son bonheur en France. On ne peut que saluer la démarche.
Chez Gymglish très concrètement, nous décrochons de temps en temps un contrat à la faveur de cette solidarité nationale, nous nous en réjouissons et sommes naturellement ravis d’être affiliés à des labels tels que French Tech ou Edtech France. Au-delà des étiquettes, nous trouvons surtout naturel de payer nos impôts en France. Mon associé et moi y avons été formés de la maternelle à l’école d’ingénieur, dans le secteur public principalement, les deux sociétés que nous avons créées ont toutes deux bénéficié d’aides publiques à l’innovation. C’est donc sans hésitation, lorsque nous fondions notre deuxième entreprise en 2004, que nous déclinions l’aimable proposition de quelques amis financiers d’héberger une holding et nos revenus en Suisse. C’est aussi cela la solidarité économique.
Pour autant, le périmètre national n’est pas le seul cercle de la solidarité et de l’indépendance. En particulier dans la tech. En dessous de ce périmètre et à l’échelle de nos villes et de nos régions, les initiatives restent nombreuses. Notre petite entreprise (curieusement toujours qualifiée de start-up après 17 ans d’existence) a un bureau à Paris et un à Bordeaux : nous avons maintes fois été invités par la mairie de Paris à échanger ou collaborer avec administrations, entreprises et associations locales, nous avons été présentés à nos voisines entreprises du 12e arrondissement, collaborons avec Paris&Co, faisons partie de French Tech Bordeaux, etc. A cette échelle “sous-nationale”, les efforts pour fédérer le tissu local sont palpables. Au-delà du cercle national en revanche et à l’échelle de l’Europe précisément, c’est plus calme. Les labels européens sont peu promus, peu connus.
En 2015, Emmanuel Macron alors ministre de l’économie nous invitait à Bercy avec nos pairs de la filière technologique française pour promouvoir le label French Tech, vanter l’excellence de nos ingénieurs, écoles, laboratoires et start-ups. Champagne et petits fours. Pas un mot sur l’Europe et les non-moins excellentes filières technologiques de nos voisins allemands ou scandinaves par exemple. Pas un mot sur notre intérêt commun, dans la tech tout particulièrement, à collaborer et nous solidariser entre Européens. Pas question non plus de relativiser notre “excellence” française, de la mettre en perspective, de la teinter de pragmatisme ou d’humilité, nous serions vite suspectés de French bashing. On se plaît au contraire à parler de “l’exception” française.
Se penser exceptionnel peut donner confiance en soi c’est vrai, mais il n’y a qu’un pas avant de glisser vers le nombrilisme.
Si les start-ups américaines sont si performantes, ce n’est en effet pas parce que leurs ingénieurs sont meilleurs – en l’occurrence ils viennent du monde entier. Les géants de la Silicon Valley ont éprouvé, développé et financé leurs innovations sur un premier marché local de plus 320 millions de personnes, concitoyennes d’un même pays, équipées et connectées de façon comparable, soumises aux mêmes grandes influences culturelles, habitudes de consommation et règles de commerce. Même chose pour les entreprises chinoises et leur marché “local” de 1,3 milliards de consommateurs. Dans les réseaux sociaux professionnels par exemple, le géant LinkedIn, aujourd’hui propriété du super géant Microsoft, à qui nous donnons chaque jour gratuitement la cartographie précise de nos relations professionnelles, expertises, actualités et opinions – en d’autres termes un trésor – a écrasé ses plus importants rivaux européens, le français Viadeo et l’allemand Xing, ce dernier étant toutefois encore en vie. La technologie américaine n’est en effet pas foncièrement supérieure, simplement le réseau qui fédère le plus de monde s’impose. Ni la France et ses 66 millions de Français ni même l’Allemagne et ses 83 millions d’Allemands n’ont fait le poids. L’Europe aurait pu. Plus récemment, au carrefour de la tech et de la santé et en dehors de tout intérêt business, nous nous sommes montrés incapables de collaborer et convenir d’une même application européenne de traçage de la Covid-19. Chacun a développé son propre logiciel dans son coin – la version française d’ailleurs, dont la gestion des données est centralisée, n’offre a priori pas plus de garantie de protection de nos données que sa consœur allemande aux données décentralisées. Le virus circule librement, la coopération est arrêtée aux frontières. La nation ne peut pas tout. Sur de nombreux fronts économiques, sociétaux et sanitaires, l’Europe peut faire le poids.
L’Europe pour rappel, c’est d’abord un espace de 450 millions de personnes, avec certes une grande diversité linguistique et culturelle, mais un niveau d’équipement et des habitudes de consommation relativement homogènes, surtout lorsqu’on les compare à celles des internautes asiatiques ou américains. L’Europe, c’est également une monnaie, un système de TVA intracommunautaire, une réglementation commune. Chacun jugera les pouvoirs de l’Union Européenne trop étendus ou au contraire trop limités, elle offre en tout cas à nos entreprises un cadre pour commercer, et nos jeunes pousses françaises pourraient envisager le marché européen avec la même spontanéité qu’une start-up californienne le marché américain. Cela ne paraît peut-être pas passionnant une réglementation commune de prime abord, mais derrière ce sont des valeurs communes que nous défendons.
C’est à l’Europe que nous devons le Règlement Général sur la Protection des Données. Plus connu sous son acronyme RGPD, il a certes mis dans les acteurs du net dans la panade pour s’y conformer et nous pollue hélas pour l’instant avec d’incessants messages d’acceptation de cookies, mais il est pour l’instant le seul début de réponse concrète contre le détournement de nos consentements à confier nos données, divulguer, acheter, s’abonner ou se désabonner. Avec cette réglementation et à travers de nombreux procès, l’Union Européenne semble être aujourd’hui la seule institution publique à tenir tête aux géants de la Silicon Valley.
Enfin l’Europe, c’est l’espace Schengen, et ce n’est pas rien. Chez Gymglish, nos ingénieurs – qui en effet sont excellents – sont français, suédois, roumains, allemands, moldaves, mais aussi israéliens, camerounais, chinois attirés en France par un visa de travail européen. Outre les ingénieurs, notre équipe d’une cinquantaine de personnes, toutes talentueuses, arbore 15 nationalités différentes dont 8 européennes et parle 17 langues. Nous n’aurions pas pu nous développer sans l’espace Schengen et notre capacité à engager des Européens – dont plusieurs collaborateurs britanniques à cette époque pre-Brexit, assez heureux lorsqu’on conçoit des cours d’anglais – aussi facilement que nous engagions des Français. C’est aussi grâce à cette équipe dès le début internationale que nous pouvons aujourd’hui réaliser 60% de nos ventes à l’export, en Europe principalement, et de façon croissante en Amérique et en Asie.
Nous sommes une entreprise Made in France, à n’en point douter, nous en sommes fiers. Mais nous ne sommes pas que français. Nous sommes aussi parisiens, bordelais et européens.
S’il fallait préciser notre étiquette, cela donnerait un “Fabriqué en France par une équipe de France et d‘ailleurs, financé par des clients et partenaires pour la plupart européens”. Un peu long… Fabriqué en Europe reflètera mieux notre vérité, notre identité, les atouts et solidarités dont nous bénéficions. A l’heure du Brexit et de la montée préoccupante des populismes, qu’Emmanuel Macron n’hésite ainsi pas à nous inviter à nouveau, acteurs de la filière technologique française, avec nos confrères européens cette fois pour célébrer une French Tech rebaptisée European Tech France par exemple. Champagne et petits fours bienvenus, discours moins hexagonal aussi. Nous ne gagnerons pas nos batailles qu’avec des “cocoricos”. Dans la tech de manière peut-être plus urgente encore que dans d’autres secteurs, nos savoir-faire, nos solidarités et la maîtrise de notre destin doivent être promus à l’échelle européenne.
Benjamin Levy, cofondateur de Gymglish
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